Chroniques de l'armoire hantée

(Topic d'origine)

C'était assez rare que l'exorciste ne trouve pas sa route. Il connaissait la ville sur le bout des doigts et Gaël se demandait parfois s'il n'avait pas appris la carte d'Anjing par coeur.
« Comment on y va ? » Et bien avec ta voiture, grand fou.
Habitué au manège, le grand blond une fois dans la voiture avait bouclé sa ceinture en moins de deux et avait attrapé la poignée au dessus de la vitre. La seconde d'après, la vieille caisse pourrie d'Anfrage sifflait à toute berzingue en direction du Nord, prenant les virages à 90° sans même ralentir et manquant d'assassiner deux ou trois mamies égarées sur la chaussée.
Cela n'avait pas pris beaucoup de temps aux deux hommes pour se rendre du port à la rive nord. En tout et pour tout, une dizaine de minutes. Les portières claquèrent et ils se retrouvèrent devant le berceau de leur nouvelle mission.
« Tu me résumes ça à nouveau, Gaël ? »
Gaël, les mains dans les poches de son manteau, levait son nez vers la grande baraque. Pour sûr, elle avait du être resplendissante fut un temps, et devait coûter son petit pesant d'or. Mais comme chaque chose en ce monde, elle avait subi les injures du temps.
Gaël entreprit alors de résumer la situation. Quand il parlait du travail, il ne bégayait pas, n'hésitait pas, et n'était pas timide. Sa voix de velours couvrit alors le bruit du vent et des feuilles mortes qui glissaient sur le sol.

« Une vielle dame habite dans cette maison. Elle a souvent entendu des bruits étranges venant de la chambre du comble, sous la toiture. Mais elle n'a jamais rien entrepris pour découvrir d'où ça provenait. Il y a deux jours son petit fils de huit ans est venu dormir chez elle, dans cette fameuse chambre. La vieille l'a entendu hurlé et l'a retrouvé sur le sol, le bras cassé. Il a raconté que quand il avait voulu prendre un jouet dans l'armoire, elle l'avait attaqué... Donc mamie s'est décidé à faire appel à nous. »

Il venait de raconter ça d'une traite, de sa voix douce et grave. Ses yeux n'avaient pas quitté la maison. Il n'attendait qu'une seule chose, qu'Anfrage se décide à y aller, pour le suivre.

Effectivement, An’ conduisait à peu près aussi bien qu’un épileptique en pleine crise. Sa philosophie de conduite se résumait à surveiller ce que faisait la voiture devant lui, et insulter ceux qui se mettaient sur sa route, et doubler à droite en montant sur les trottoirs, ça ne lui posait absolument aucun cas de conscience. Et gare à celui qui aurait voulu prendre le volant de la voiture du blond, parce qu’elle était très capricieuse et n’obéissait qu’à son propriétaire qui la connaissait bien. (Peut-être qu’elle était hantée et qu’il n’y avait qu’An’ qui avait réussi à calmer l’esprit, ça lui aurait bien ressemblé.)
Bref, pas ému par leur trajet pourtant très … sportif dans la ville, Anfrage jouait d’une main avec les clés de sa voiture, les faisant tourner rapidement sur son index, écoutant son collègue, ses yeux clairs fixés sur la bâtisse un peu inquiétante.

« ‘Toujours un goût très sûr en matière de glauque à ce que je vois … » marmonna-t-il entre ses dents avant de se détourner de la maison.

Pour venir se coller franchement contre Gaël, sans prévenir, souriant et ronronnant en même temps, lui coulant un regard par en dessous tout à fait … équivoque.

« Tu sais que t’as une voix suuuuper sexy quand tu fais tes résumés ? … »

Et ce, au moment où la mamie qui les avait engagé sortait sur son perron pour voir ses deux exorcistes d’armoire en chair et en os ; Anfrage tout craché quoi. Il la remarqua, souffla à Gaël un « roh dommage elle est déjà là on a pas le temps » joueur, et le lâcha complètement pour remonter l’allée aux dalles défoncées en sautillant, ignorant le regard interloqué de la vieille. Il faut dire qu’un exorciste en slim rouge, doc délacées et bondissant joyeusement, ça foutait un coup à la crédibilité de la profession.

« Bonjour madame ! Je suis Anfrage Genommen ! Et lui c’est mon assistant Gaëllys Carter. »

La vieille acquiesça avec une expression entendue, ce qui fit ricaner Anfrage en lançant un regard joueur à son collègue.

Alors que le sérieux et le lugubre planait dans l'ambiance, l'acte anarchique de l'exorciste renversa la donne. On put presque entendre un verre qui se brisa dans les parages. Gaël ne s'attendait pas du tout à ce que An' se colle soudainement à lui. Ses sourcils bondirent et ses grands yeux ronds comme des billes tombèrent sur le visage d'Anfrage juste en dessous du sien. Un réflexe l'avait poussé à poser ses mains sur les épaules du blondinet, au cas où il faille le repousser. Il complimenta sa voix sans détour. Comme une goutte de sirop de fraise dans un verre de lait, le rouge de sa gêne se dilua sur ses pommettes. Et comme toujours quand An' l'embêtait de cette manière, aucun mot ne réussissait à se frayer un chemin jusqu'à ses lèvres. Il restait muet et embarrassé, pétrifié par son attitude rentre-dedans. Il resta bloqué comme une statue encore quelques instants après qu'Anfrage aie tourné les talons.
Au moment où l'exorciste le nommait, il arriva derrière lui, et croisa son regard joueur. Il employa la meilleure solution, il ignora, et salua la vieille dame en s'inclinant respectueusement.
Son air sombre lui donnait plus de crédibilité, c'est sûr. La vieille le salua en retour, un peu troublée, jetant de nombreux regards à l'autre énergumène coloré.
<Je vous en prie, entrez...> Et elle entra dans sa demeure, dégageant le seuil de l'entrée.
Le grand blond risqua un petit regard à son collègue, en apparence inexpressif, mais qu'Anfrage comprendrait sûrement comme le « Nan mais toi je te jure... » qu'il renfermait.
Puis il passa la porte. La petite bonne femme avait déjà retrouvé sa cuisine et s'affairait à faire chauffer de l'eau.
<Je peux vous proposer quelque chose ? Café, thé ?>
Gaël ne s'aventura pas trop dans la baraque. Quand An' était avec lui, il préférait le suivre. Question de principe. Aussi ne répondit-il rien, laissant An' le faire en premier.

Et comme d’habitude, embêter Gaël amusait beaucoup Anfrage, qui ne s’en privait absolument pas, paraissant se foutre complètement de l’avis de leur employeuse sur sa petite personne. Quand Gaël suivit la dame pour entrer dans la maison, le blond suivit le mouvement en plaquant une main dans le creux des reins de son collègue avec un petit gloussement d’amusement, le doublant ensuite pour suivre la femme dans sa cuisine, l’air parfaitement innocent. (Ce qu’il n’était pas du tout, tout le monde l’aura compris.) Avant même qu’elle lui propose, il prit place sur l’une des chaises, détaillant rapidement du regard les murs de la cuisine (un détail qui pouvait éventuellement lui servir pour l’exorcisme qui viendrait juste après).

« Café pour moi s’il vous plaît ! »

Il sourit avec une mine innocente à Gaël, se doutant qu’il était en train de le foutre terriblement mal à l’aise, chose qui l’amusait tout aussi terriblement. C’était pas forcément sympa, mais An’ ne pouvait pas s’en empêcher. Son regard clair s’arrêta sur une photographie accrochée au mur, et il fronça légèrement les sourcils, prenant ainsi une de ses mines favorites :

« D’où vous vient cette photo ? »

Il poussa le vice à aller la décrocher, l’observant sous toutes les coutures, alors qu’il écoutait la femme raconter l’histoire de sa famille qui avait construit cette maison et tout un tas de trucs a priori inintéressants. En tant qu’exorciste, Anfrage savait très bien que tous les renseignements étaient bons à prendre avant de tenter une intervention, et même s’il faisait le con, paraissait détendu et passait son temps à embêter Gaël, quelqu’un qui le connaissait bien savait parfaitement qu’il redoutait un peu l’affrontement à venir.

Le souci pour Gaël, c'est qu'il n'était pas du genre colérique. Et même, beaucoup trop gentil. Donc il ne s'énervait jamais. Ce n'est même pas qu'il était fort pour se contenir et garder son sang-froid. Non. C'est juste que ce genre de mauvaises émotions n'émanait jamais de son cœur. Résultat, c'est comme s'il était un pauvre être innocent auquel on pouvait tout faire subir, qui n'éprouvait ni rancœur, ni emportement, jamais de fureur, rarement d'irritation. Nan c'est vrai quoi. Il pouvait très bien lui foutre son poing dans la gueule quand il se permettait de lui coller une main au cul... Mais non. Il se contentait juste d'être embarrassé, troublé, au moindre contact avec autrui, à la moindre évocation d'une hypothétique relation para-professionnelle. Anfrage le savait, et jouait beaucoup avec ça ! Quel vilain ! Ce qu'il ne savait pas, en revanche, c'était la raison de ce trouble constant, que Gaël gardait muette. Même si les deux hommes se connaissaient bien, ils avaient tout deux gardé pudiquement secrets certains points de leur existence.

Quand la main baladeuse se cala sur ses fesses, son dos se crispa et les deux pas qui suivirent furent saccadés. Gaël envoya son bras viré l'intruse mais Anfrage venait juste de se détacher de lui et papillonnait à présent devant lui pour se rendre dans la cuisine.
Il le suivit silencieusement. Quand il arriva à son tour dans la cuisine, il se força à froncer légèrement les sourcils genre 't'es énervant'. Mais comme vous le savez tous, il n'éprouvait pas de colère.
<Et vous Monsieur Carter ?>
La petite vieille s'était tournée vers lui puisqu'il était resté silencieux. Il gratifia la bonne femme de sa voix 'super sexy' :

« Un café pour moi aussi s'il-vous-plait... Merci... »

Elle retourna alors à sa tâche, toute nerveuse. Voyant qu'il restait poliment debout sans rien dire, elle se tourna vers une chaise.
<A...Asseyez-vous je vous en prie !>
Il prit alors place sur la chaise à côté de celle que l'exorciste avait laissé vide pour aller décrocher la photo. La tête droite et les mains sagement posées sur ses genoux, ses yeux bleus glissèrent en coin, se frayèrent un chemin jusqu'au visage de son collègue, tentant de prendre la température en perçant les secrets de son visage gai. Quand ce fut fait, son regard mystérieux revint sur la vieille dame.

« Votre... Petit-fils est là ? »

Anfrage fit un léger sourire à l’intention de son collègue, mais le cœur n’y était plus. Depuis l’entrée dans la maison à problème, et la découverte de la photo en particulier, l’exorciste était passé en mode sérieux, Gaël pouvait être rassuré pour ses fesses ; l’heure n’était plus aux jeux. Le blond en slim rouge ramena la photo qu’il tenait entre les doigts pour montrer un visage étrangement flouté à son collègue, largement appuyé contre lui par habitude. Le contact entre eux ne dérangeait pas Anfrage, à tel point qu’il était plutôt du genre à le rechercher, même inconsciemment comme maintenant. Souvent, il le faisait de façon très exagérée, mais en l’occurrence, il n’y avait même pas pensé, preuve du besoin qu’il ressentait. Il murmura à Gaël, pour que leur employeuse ne l’entende pas :

« Lui, l’homme au visage flou. Je suis certain que c’est son frère aîné qui est mort sans qu’elle ait de nouvelles de lui. Tu peux lui demander ça s’il te plaît ? T’es meilleur en diplomatie que moi. »

Il se redressa, posant la photo de famille sur la table de la cuisine, ralliant son café pour le boire d’une traite malgré la chaleur excessive du liquide. Il sourit à la grand-mère, tirant un peu sur son slim pour le remonter :

« Je vais faire un tour dans la maison moi. Votre petit-fils a changé de chambre n’est-ce pas ? La deuxième porte à droite en sortant des escaliers, non ? »

La vieille dame acquiesça avec une mine un peu incrédule, et Anfrage sourit :

« Bien, je vais aller lui parler si ça ne vous dérange pas. »

L’exorciste blond disparut dans la maison rapidement, retrouvant son chemin sans aucune difficulté même s’il n’était jamais venu, laissant la vieille femme et Gaëllys face à face. La dame demanda, un peu incertaine :

« Il est vraiment efficace, votre collègue ? »

Gaël resta de marbre quand l'exorciste vint se coller à lui de nouveau. De toute façon il le faisait tellement souvent... Il ne répondit pas à la requête d'An'. Du moins il ne dit rien. Mais le crêtu savait d'avance que Gaël le ferait.
Il porta lentement à ses lèvres la tasse que la grand-mère venait de poser devant lui, tandis que l'autre s'éloignait. Simultanément, son autre main alla doucement attraper la photo restée sur la nappe.
<Il est vraiment efficace, votre collègue ?>
Il reposa tout aussi doucement sa tasse, et porta la photographie plus proche de ses yeux, pour l'observer une seconde fois. En effet, cet homme, là...
Il se décida alors à répondre à la vieille femme.
De son visage ne ressortait distinctement que ses yeux bleus, brillants d'une lueur lugubre, et sa bouche, qui semblait n'avoir jamais connu le mot sourire. Il tourna son regard sérieux et le planta sans détour dans le sien. Faire des blagounettes ou sortir des phrases alambiquées pour ne dire trois fois rien au final, ce n'était pas son genre. Aussi sa réponse, prononcée de cet éternel ton grave et doux, fut brève, et sans appel.

« Oui. Lui, il l'est. »

Étrangement, la mamie cessa immédiatement de s'inquiéter. Elle sembla même se demander comment une telle question avait pu traverser son esprit. Elle osa lui adresser un petit sourire du genre oui c'est évident, mais où avais-je donc la tête hihi avant de lui proposer précipitamment un peu plus de café.
Le grand blond prit alors une légère inspiration et montra la photo à la dame.

« Sans vouloir me montrer trop... Intrusif... J'aimerais savoir qui est cet homme... Ici... »

Elle porta à son nez les lunettes qui pendaient autour de son cou, tout en reposant la cafetière restée en suspend, et scruta le cliché. Son visage s'attrista alors.
<Mon frère aîné...>
Pour la convenance, Gaël attendit quelques secondes avant de poursuivre.

« Puis-je savoir... Où il se trouve, maintenant ? »

Tout en retirant ses lunettes, la bonne femme lui répondit.
<Il est porté disparu...>
Elle semblait avoir déjà pleurée toutes les larmes de son corps, aussi Gaël n'eut-il pas à subir une quelconque explosion de chagrin.

« Je vous remercie. »

Il but à nouveau son café. Il aurait pu poser d'autres questions sur la photo de famille mais si Anfrage n'avait trouvé bon de ne parler que du grand frère, c'est qu'il n'y avait pas à chercher plus loin.

« Quand a-t-il disparu ? »

Il fallait battre le fer temps qu'il était encore chaud...
<Il y a un petit peu plus d'un an.>
Il hocha doucement de la tête, la remerciant silencieusement de sa réponse. Il continua de poser quelques questions annexes à la grand-mère pendant quelques minutes avant de se lever de sa chaise. La vieille trottinant à ses talons, il se dirigea vers la pièce où se trouvait Anfrage. Sur le chemin, il la questionna à nouveau.

« Quand avez-vous commencé à entendre des bruits suspects ? »

<Oh... Et bien... Je n'y ai pas fait de suite attention... Je crois... Peut-être neuf/dix mois... Je ne suis pas sûre...>
Ils arrivèrent à destination. Silencieusement, Gaël apparut dans l'encadrement de la porte.

Anfrage ne se souciait pas vraiment des actions de Gaël ; depuis le temps qu’il l’assistait, il avait toujours été efficace et lui-même n’avait jamais rien à redire. Il avait donc monté les escaliers, allant voir le petit-fils de la vieille qui avait le bras cassé suite à un choc avec l’esprit du placard. Hanter un placard, non mais sérieusement. An’ était plus doué pour faire parler les enfants plutôt que leurs parents, qui étaient réticents à croire qu’un type fringué comme lui et avec une attitude aussi … particulière à l’égard de son collègue pouvait régler leurs problèmes. Ainsi la méthode d’approche du duo était toujours la même ; Gaël se chargeait de rassurer les adultes avec sa mine sévère de premier de classe, faisait le GPS quand l’esprit bougeait trop, Anfrage se démerdait avec le reste des choses à faire, et si enfants il y avait, c’était lui qui allait leur parler.
Il s’était donc assis sur le lit du petit garçon un peu effrayé de voir un inconnu aussi coloré dans sa chambre, mais cinq minutes plus tard, toute frayeur oubliée, il lui parlait avec animation de la soirée où il avait croisé l’esprit de l’armoire. Anfrage hocha de la tête, lui fit parler un peu d’autre chose, et il sortait de la pièce quand Gaël et la grand-mère arrivaient. Il posa une main à plat sur la poitrine de son collègue, lui souriant.

« J’crois que j’ai compris ce qu’il se passe. »

Avec un sourire, il dit à la grand-mère qu’il était préférable de rester avec son petit-fils en attendant qu’ils aient terminé, et il entraîna Gaël dans le couloir avec lui en refermant soigneusement la porte de la chambre du petit garçon, avant de remonter vers la pièce où se situait le placard incriminé. Ni la grand-mère ni le petit garçon ne lui avaient expliqué quelle pièce c’était, mais l’exorciste le savait.

« C’est le frère aîné. Il n’est pas mort n’est-ce pas ? Juste disparu ? »

Il entra dans la pièce incriminée après y avoir fait entrer Gaël, refermant la porte avant de sortir un rouleau de scotch de déménageur et de le dérouler le long des montants de la porte, fermant totalement la pièce.

« Je ne sais pas où il est, mais il a pas l’air heureux d’y être … Et c’est lui qui fait bouger ce satané placard, et qui a attaqué son neveu. »

Il recommença son manège avec le scotch sur la fenêtre, puis dénoua rapidement son écharpe avant de la laisser négligemment tomber au sol, enroulant rapidement un genre de chapelet bleu nuit autour de ses doigts.

« Gaël, mon cœur, c’est maintenant que t’es censé me diriger. »

Ouais. Ils s'équilibraient de la sorte. C'est ce qui faisait le succès de leur duo. Gaëllys n'était pas doué avec les enfants. En général, ces derniers le trouvaient soit effrayant, soit ennuyeux. Alors que leurs parents le trouvaient professionnel, et méthodique. A chacun son point de vue ! D'ailleurs ce n'était pas rare que le grand blond aie à faire face aux avances de certaines dames. Vous imaginez bien qu'elles n'y trouvaient aucun répondant. Plutôt cocasse pour les spectateurs à l'œil averti.
Il recula d'un pas sous la pression de la main sur son torse. La grand-mère entra dans la chambre, et Anfrage referma la porte. Après quoi, ils se rendirent à la chambre sous comble.
A la première question de l'exorciste, Gaël se contenta d'un hochement de tête entendu. Et tandis que l'autre scotchait, il observait la pièce.
Quand l'exorciste lui demanda de l'orienter, le blond, les mains dans les poches de son manteau, se tourna lentement vers l'armoire qu'il désigna du menton. Il savait qu'il était dedans. Quelques pas le menèrent face au meuble. Il posa sa main sur la poignée et l'ouvrit.
Il fit un rapide pas de côté tandis que les portes du placard claquèrent violemment. I tourna vivement son regard dans une autre direction, semblant suivre un mouvement.

« Là-bas. Dans le coin, à gauche. »

Il voyait les esprits comme des gens. Certes. Mais ils n'avaient jamais vraiment l'air d'humains normaux. Il voyait leurs contours légèrement flous, et les traits de leurs visages semblaient très marqués, voir déformés, par les sentiments qui les animaient.

« De la peur... »

Anfrage comprendrait qu'il lui disait ce qu'il voyait sur son visage. De la peur qui avait du évoluer en quelque chose de plus inquiétant... Ça, c'était l'exorciste qui saurait mieux le déterminer.

Ce n’était pas qu’Anfrage ne voyait pas du tout les esprits, mais il les cernait beaucoup moins nettement que son collègue, et c’était bien pour ça que Gaël lui était très utile au cours de ses exorcismes. Tout seul, Anfrage se débrouillait relativement bien, mais il arrivait souvent qu’il se fasse piéger par un esprit bougeant trop vite pour lui, et ça pouvait vite terminer à la catastrophe. Le blond plissa les yeux, assurant ses appuis au sol, et se racla rapidement la gorge avant de murmurer une litanie de paroles en russe. Presque complètement transformé. Les sourcils froncés et l’expression ultra-sérieuse, Anfrage semblait ne plus avoir beaucoup de points communs avec le jeune homme qui passait son temps à emmerder son pauvre collègue qui n’avait rien demandé, minaudant et se collant contre lui. Il rentra la tête dans les épaules en amortissant un choc, l’esprit l’ayant chargé, et il serra les dents, un peu de transpiration commençant à coller ses cheveux sur ses tempes.

« Je déteste ceux qui ont peur. »

Il reprit ses murmures en russe, les deux mains toujours fermement attachées grâce au chapelet, le regard suivant les mouvements lents de l’esprit, qui tournait sur place, désorienté. Tout le corps du blond était tendu, à l’écoute de Gaël, complètement plongé dans ce qu’il faisait.
Sa belle concentration vola en éclats lorsqu’un coup violent porté sur le côté de sa tête lui fit rompre la position, et il fit quelques pas en arrière déséquilibré, en gueulant un « PUTAIN » énervé. Il avait aussi horreur qu’un exorcisme ne se passe pas doucement, et les esprits qui avaient peur étaient ceux qui étaient le plus enclins à cogner sur le pauvre mec qui tentait de les faire partir de là où ils avaient élu domicile.
Anfrage aurait sûrement dû demander à cet esprit d’où il venait, ce qu’il cherchait, et des tas de considérations humanistes sur les raisons de sa présence. Mais le blond n’était pas comme ça, il n’était pas payé pour écouter les esprits, simplement pour les faire dégager. Il serra les dents, secoua la tête, en ignorant la douleur qu’il ressentait à l’œil (le coup qu’il avait pris avait fait exploser une veine à l’intérieur, et son blanc d’œil se colorait d’une tache rouge très peu rassurante, qui lui donnait l’air un peu fou).

« Gaël ? »

Sa voix était rauque, tendue et il comptait sur son collègue pour l’aider.

Gaël suivait l'esprit des yeux. Et il sut que ce ne serait pas une partie de plaisir quand il constata que celui-ci bougeait particulièrement vite et hargneusement. Donc difficile de donner des indications à l'exorciste.

« Là il ne bouge plus. Il te regarde. Il est au pied du lit. »

Son visage déformé par la peur et la violence, l'esprit s'était immobilisé quand Anfrage avait cessé de réciter son monologue.
Le grand blond alla se placer entre An' et l'esprit.

« Vas-y. Je m'en occupe. »

Anfrage avait les mains prises par sa besogne. Il était facile de l'atteindre et de l'ébranler pour un esprit acharné comme celui qui leur faisait face. Gaël ferait donc écran.

Ce qu’Anfrage appréciait chez Gaël, c’était que non seulement il était efficace, mais en plus il l’aidait beaucoup. Il acquiesça, sourcils toujours froncés, le laissant se mettre en écran entre lui et l’esprit qui avait bien compris sur lequel il fallait taper pour empêcher l’exorcisme. An’ haussa la voix, continuant de marmonner en russe, laissant le chapelet se dénouer au fur et à mesure qu’il avançait dans sa litanie. Pendant ce temps, l’esprit chargeait violemment Gaël, tentant de le dépasser pour atteindre Anfrage et l’empêcher de continuer. Une fois que le russe fut arrivé à la fin, le chapelet bleu nuit lui échappa des mains, et Anfrage se plia en avant, respiration coupée.
Il se laissa tomber au sol sur les genoux, une main sur la poitrine, reprenant péniblement sa respiration, et au bout d’une minute, la douleur paraissait s’être dissipée.

« Aaah, toujours aussi jouissif … »

Il eut une brève toux, s’asseyant en tailleur, les traits tirés, et la tache rouge sur son œil s’élargissant.

« Ça va toi ? »

Gaël balança son manteau par terre et releva les manches de sa chemise en une poignée de secondes, suite auxquelles l'exorciste se remit à sa tâche. Le grand blond eut à peine le temps de croiser ses avant-bras devant lui que l'esprit avait chargé comme un fou. Il encaissa le choc fermement, les pieds solidement plantés au sol. Sonnée, l'entité se mit à zigzaguer. Puis retenta. Mais Gaëllys avait reculé de deux pas et s'était légèrement décalé pour couper en plein élan la nouvelle trajectoire.
Ce n'était pas ceux-ci que l'assistant détestait le plus. Ce genre d'esprits se contentait de charger bêtement celui qui venait les troubler. Il y en avait des bien plus inquiétants, aux yeux de Gaël. Du genre de ceux que ses avant-bras ne suffisaient pas à retenir.
L'entité s'estompa dans une dernière tentative d'attaque, semblant se dissoudre dans les airs. Le blond se tourna vers son collègue, décoiffé, si tant est qu'il l'aie été auparavant. Pour sa part, c'était certain que ses avant-bras seraient uniformément violacés d'hématomes le lendemain. Donc au final rien de bien méchant.
Il fit quelques pas pour se retrouver devant Anfrage. Le micro-sourire qu'il lui accorda était sa manière habituelle de lui dire « Joli travail ! ».

« Moi... Ça va... »

Il s'accroupit face à lui et scruta son œil blessé.

« Mais toi... Ce serait préférable... D'aller voir un médecin. »

Il se redressa et lui tendit sa main pour l'aider à se relever.
En tout cas, ça avait été bref. La vielle allait en rester abasourdie.

Anfrage reprit lentement sa respiration, se redressant en s’aidant de la main de Gaël sans lui demander son avis, et vint l’embrasser sur la joue, reprenant ses attitudes toutes folles.

« Merciiiii chéri sans toi je sais pas ce que j’aurais fait ! »

En réalité il s’en serait sûrement sorti même si ça aurait été un peu plus compliqué à gérer. Toujours est-il qu’il appréciait beaucoup la présence de Gaël à ses côtés, qui le rassurait et lui était utile. Il éclata d’un rire clair, frottant légèrement son œil choqué avec une très légère grimace :

« Un médecin non mais vraiment pourquoi faire ? Il m’a pas fait mal je t’assure ! »

Il se pencha pour ramasser son écharpe, qu’il renoua rapidement autour de son cou, et son chapelet, qui se retrouva de nouveau porté en bracelet. Ensuite, il alla déscotcher les contours de la fenêtre et de la porte, ramassant le scotch enlevé en grosse boule marron. Il sourit à Gaëllys, et ouvrit la porte pour se retrouver dans le couloir.
Et il avait beau dire que ça allait, pour quelqu’un qui le connaissait bien, ça se voyait qu’il n’allait pas si bien que ça ; Anfrage était désorienté. Et Anfrage désorienté, c’était aussi rare que de la neige au Sahara.

Quand il vint l'embrasser sur la joue, il essaya de se dérober en penchant sa tête sur le côté mais sans succès. La fofolie d'Anfrage avait repris du service.
Pendant que l'exorciste remettait tout en place, écharpe, chapelet et scotch, Gaël remit sa chemise en ordre, et ramassa son manteau pour l'enfiler. Il consacra quelques instants à focaliser son attention sur la pièce. Il n'y sentait plus rien d'anormal. Finalement la mission avait été du gâteau.
Il se tourna à temps vers la sortie pour voir le crêtu se faufiler dans le couloir. Bien sûr il remarqua que quelque chose n'allait pas. Enfin ce n'était pas si criant. Juste une impression.
Les sourcils légèrement froncés, il se hâta de prendre sa suite. Ce n'était pas rare les petites blessures en cours d'exorcisme. Mais il fallait garder à l'esprit que les petites blessures étaient les plus traitres. Comme quand on donne un petit coup de coude dans un appareil électrique et qu'il ne marche plus parce qu'un des plus infimes infimes composants a été déplacé d'un demi-millimètre... Vous voyez ce que je veux dire ?...

Quand il l'eut rattrapé, on entendit une porte s'ouvrir quelque part, et la voix de la grand-mère retentit.
<Tout va bien ? Vous avez besoin que je fasse quelque chose pour vous aider ?>
Évidemment la bonne dame était loin de s'imaginer que le travail était déjà terminé.

Ce fut l’appel de la vieille qui fit reprendre conscience à An’ de l’endroit où il se trouvait, et il porta une main fine sur le côté de sa tête en s’avançant dans le couloir, grimaçant légèrement. Il éleva un peu la voix pour lui répondre :

« Non non ne vous inquiétez pas, on a terminé de toute façon. »

Il alla s’appuyer de l’épaule sur le chambranle de la porte de la chambre du gamin, bras croisés sur sa poitrine mince, ignorant les regards intrigués de la grand-mère et du gosse qui portaient sur son œil à la veine éclatée.

« Tout est réglé, vous pouvez raccrocher la photo qu’on a dérangé dans votre cuisine. »

La vieille femme, avec un brin d’espoir touchant, demanda s’ils savaient qui les avaient attaqué et possédait ce placard dans sa maison. Le visage fin d’Anfrage se ferma, et il jeta un coup d’œil en coin à Gaël qui n’avait plus rien de joueur :

« Non, désolé. »

Il le savait parfaitement en réalité.

Juste derrière Anfrage, le grand blond se rendit compte de la désorientation dont il faisait l'objet. Toujours les sourcils légèrement froncés, il s'apprêtait à faire une remarque à l'exorciste quand la voix de la vieille résonna. Il garda donc le silence jusqu'à atteindre la chambre.
Il se posta à côté d'An', légèrement en retrait.
Quand la grand-mère tenta de connaître l'identité de l'esprit hanteur de placard, Gaël ne changea pas l'expression neutre de son visage. Il ne croisa pas le regard en coin que lui jeta l'exorciste, bien qu'il le sentit se poser sur lui. Mais quand la dame le regarda à son tour, le visage légèrement peint de déception, il fit un léger hochement de tête, pour confirmer les dires d'Anfrage.

"Vous en êtes débarrassés. Vous n'avez plus rien à craindre."

Elle hocha à son tour la tête d'un air entendu, baissant des yeux tristes au sol, comme si elle s'était attendu à une autre réponse...
Puis soudainement, un "Coooool !" retentit et le nabot au bras cassé se rua sur Anfrage, lui enserrant la taille de son bras valide. Comme quoi y'avait pas photo... Les adultes faisaient confiance à Gaël, et les enfants adoraient Anfrage.
Gaëllys baissa les yeux sur le gosse et remercia le ciel que ça ne lui soit pas arrivé à lui. Il s'éloigna alors, prenant la direction de la sortie, la vieille femme toujours aux talons.

De son côté, le petit garçon décolla sa tête du ventre du blond, l'air soudain inquiet.

"Diiiis... T'as quoi à l'oeil ?"

Et tout autant que les enfants l’adoraient, Anfrage se sentait largement plus à l’aise avec eux. Il avait beau afficher une confiance en soi inébranlable et un je m’en branlisme absolu de l’image que les autres adultes pouvaient avoir de lui, ses réactions exagérées cachaient un peu de frousse. Tout de même. Il sourit au gamin en appuyant sa main sur son épaule, surveillant d’un œil son bras cassé, histoire qu’il ne se fasse pas plus mal qu’il n’avait déjà. Il eut une petite grimace quand il fit allusion à son œil :

« Oh c’est rien, c’est un petit coup. »

En réalité, vu le mal de tête qu’il sentait arriver, Anfrage savait très bien que ce n’était pas simplement un « petit coup ». Il en avait vu d’autres, bien sûr, mais ça n’était jamais agréable, et il se disait qu’il était bien heureux qu’il soit résistant à la douleur. Il sourit au gamin, changeant de sujet :

« Allez viens, on va voir ta grand-mère et mon collègue. »

En entrant à nouveau dans la cuisine, il était soudainement très pâle, et son œil n’avait strictement rien à voir avec cet état de fait ; le gamin venait de lui demander s’ils étaient ensemble avec Gaël. Question qu’An’ n’appréciait pas du tout.
En s’asseyant de nouveau, il siffla au petit garçon :

« Non absolument pas. Et occupe-toi de tes affaires. »

Puis il reporta son attention sur la grand-mère, qui commençait à demander à qui elle réglait l’exorcimse, et comment. Anfrage eut un reniflement méprisant mais trop discret pour se faire taper sur les doigts quand elle parla du mode de paiement avec un regard bizarre vers Gaël.

(Yerk... Quelle horreur... XD)


La dernière phrase de l'exorciste à l'adresse du gamin fit tourner dans sa direction les visages de la vielle dame et de Gaël, un peu étonnés. Le môme partit de la cuisine en trottinant et ils revinrent vite à leurs moutons.
Était-ce de la naïveté innocente ou une froide indifférence qui poussa Gaël à ne même pas ciller à l'évocation graveleuse et implicite du licencieux moyen de paiement ? Personne ne saurait. Il se contenta de garder le même visage fermé et sombre, et d'ajouter d'un ton plat, qui trancha net :

"Chèque ou liquide."

Il passa sa main dans la poche intérieure de son manteau et en sortir une enveloppe kraft, en attendant de recevoir leur dû.
C'était toujours pareil, que la femme en question soit une petite mamie ou une bombe sexuelle, rien ne semblait ébranler Gaël. Et pourtant il en avait reçu un paquet, d'offres implicites.
La bonne femme alla alors chercher son chéquier.
Le grand blond en profita pour se tourner vers son collègue. Décidément son œil inquiétait tout le monde. Il faut dire aussi que une grosse marque rouge dans le blanc d'un œil ça ne laissait pas indifférent. Mais il ne dit rien. Si la situation était grave, Anfrage était assez grand pour agir en conséquence. Nan ?
La grand-mère revint et remplit un chèque qu'elle signa.

"A quel ordre ?" demanda-t-elle en relevant son visage du chéquier. Et Gaël, toujours sur le même ton :

"Monsieur Anfrage Genommen."

Bah oui. C'était lui le boss, pas Gaël.
Tandis que le grand blond rangeait cérémonieusement le chèque qu'on lui tendait dans l'enveloppe, et qu'il la remettait dans sa poche, le gamin revint, toujours aussi actif, avec une boîte de feutres. Il en tendit une poignée à An' avec un grand sourire où une dent de lait manquait.

"Vas-y ! Fais un truc sur mon plâtre !"

Gaël était en train de songer que les choses allaient peut-être trop loin, quand il fut pris de cours par le gamin qui lui tendait des feutres à lui aussi. Il en attrapa un fébrilement, soudain décontenancé, et tourna un regard en coin angoissé vers l'exorciste. Le môme tendit alors fièrement son bras plâtré à Anfrage.

Anfrage n’avait pas cessé de fixer la vieille femme d’un regard de basilic, vraiment pas ravi de la proposition implicite qui avait été faite à son collègue. Ça aurait pu passer pour de la jalousie (qu’elle ait proposé ça à Gaël et non à LUI), mais non, c’était pas ça. Il ne comprenait pas comment les gens pouvaient croire que leur duo se faisait payer de cette manière, et ça le scandalisait à chaque fois, et ce même s’il était spécialiste pour sauter au cou de Gaël et l’emmerder le plus possible en se collant contre lui. Ça n’avait strictement rien à voir.
Bref, l’exorciste blond était appuyé de la hanche contre la table, bras croisés sur sa poitrine mince, silencieux et même un peu boudeur (ce dont absolument tout le monde se foutait, et c’était pas plus mal), attendant qu’elle règle NORMALEMENT ce qu’elle leur devait, et qu’ils puissent se barrer. Quand Gaël annonça l’ordre du chèque, il la vit faire un mouvement de surprise (ce qui le laissa de marbre, il était habitué à ce que les gens croient que Gaël était le boss du duo) et se redressa pour amorcer un mouvement de départ. Dommage pour lui, le gamin le chopa en plein vol en lui demandant un dessin sur son plâtre, et il s’agenouilla en adressant un sourire gentil au gosse.

« Okay. J’vais te dessiner un symbole pour aider à ta guérison. »

Déformation professionnelle, ne levez pas les yeux au ciel comme ça allons. Il s’appliqua à tracer au feutre rouge un symbole un peu compliqué, que le gamin suivait des yeux avec attention et admiration. Une fois ce signe-là terminé, il entama le dessin d’une girafe qui … avait franchement une drôle de gueule. An’ était doué pour dessiner les pentagrammes et ce genre de formes géométriques occultes, par contre pour les dessins d’animaux il était tout de suite beaucoup moins doué, et la tronche de la girafe sur le plâtre fit éclater de rire le gamin, ce qui vexa faussement l’exorciste. Les deux dessins réalisés, le mioche se mit en tête d’en réclamer un de la main de Gaël, et Anfrage, sachant ce dernier mal à l’aise avec les enfants, tenta de le retenir. Avant d’interroger du regard son collègue, histoire de savoir si ça le dérangeait tant que ça d’apposer un dessin sur le plâtre. An’ pouvait très facilement faire changer le gamin d’avis, si Gaël n’avait vraiment pas envie.

Pendant qu'Anfrage composait sa rune magique qui fascinait le gamin, l'autre blondinet attendait anxieusement, feutre en main. Il pesait le pour et le contre, céder à la requête ou pas, et auquel cas, quoi dessiner. Car il fallait l'avouer, ce genre de futilité était un challenge pour Gaël. Blême, il fixait le plâtre quasiment vierge de l'enfant.
Quand An' eut fini son œuvre, il sentait son tour approcher. Il capta bien le regard de son collègue mais... Mais il était trop gentil pour refuser une si petite chose. Allez... Juste un petit dessin.
Il eut un peu de mal à déglutir quand le petit garçon s'approcha de lui, plein d'espoir, le plâtre en l'air. Il ne pouvait plus faire marche à rien...
Il inspira longuement, essayant de faire le vide dans son esprit. Ou plutôt l'inverse : essayant d'y trouver une idée cachée. Rha bordel c'était pas son genre, dessiner un truc capable de plaire à un gosse.
Pour une personne normale, avouez que l'obstacle n'était pas si difficile à franchir. Mais comme vous l'avez remarqué, Gaël n'était pas une personne normale. Ou disons qu'il l'avait été fut un temps, mais qu'il ne l'était plus.

« Allez, c'est à toi ! » Statua l'enfant qui venait de se poster juste devant lui et de poser son bras plâtré sur la table.

Lentement, Gaël abaissa son feutre. Il n'avait toujours pas d'idée, et la gêne faisait monter le rouge à ses joues.

« Voyons arrête d'embêter le Monsieur... » Gronda la grand-mère qui était à son tour embarrassée que le beau blond ténébreux à qui elle venait de signer un chèque se retrouve dans une situation apparemment fort inconfortable pour lui.

« Ca... Ca ira... » Rétorqua-t-il de sa voix douce, pour le coup assez faible, tandis qu'il tentait un minuscule sourire maladroit.

Il dessina un cercle. Puis... Puis il fallait un suite, merde. Qu'est-ce qu'on pouvait faire avec un cercle bordel. Vu qu'il fallait trouver une solution, et vite, il improvisa.
Il dessina un trait vertical sous le cercle, puis ajouta quelques autres traits, afin que le tout ressemble à un bonhomme. Une fois qu'il fut fini, on pouvait logiquement s'attendre à ce qu'il ajoute quelques choses. Genre un truc marrant à côté du bonhomme, ou un décor, ou même... D'autres bonhommes.
Mais Gaël sembla se paralyser face à sa petite œuvre, sans la quitter des yeux. Il fut alors incapable d'ajouter quoi que ce soit, et devint encore plus rouge, troublé.

Anfrage surveilla du coin de l’œil (rouge le coin de l’œil rappelez-vous) son collègue et le gamin, ne prêtant aucune attention à la vieille, qui était présentement en train de le dévisager un peu méchamment. Certainement qu’elle n’était pas contente que Gaël ait refusé sa proposition, et elle pensait que c’était de la faute d’An’. (En réalité oui, c’était absolument de sa faute ; il n’avait aucune envie que son travail soit payé rien qu’à son collègue, et en plus de cette manière-là.) Bref, il se foutait pas mal que la grand-mère le foudroie du regard en essayant de le maudire jusqu’à la quinzième génération (de toute façon il saurait s’en sortir, il n’avait pas peur de ce genre de malédictions). Il était plutôt en train de surveiller Gaël, qui dessinait euh … Ce qui semblait être un bonhomme sur le plâtre du gamin. Ledit gamin, diplomate, attendait certainement que le croquis soit terminé pour se moquer, et l’exorciste blond attendait la suite avec un brin d’appréhension.
Cette timidité maladive avait été au départ une des raisons pour laquelle An’ avait eu l’impression que jamais il ne s’entendrait avec son assistant. Gaël était capable de se paralyser face à un môme, Anfrage, même toute une équipe de rugby peu amène, ça ne l’arrêtait pas et il continuait son show. Au final cette différence était devenue plutôt une force de leur duo, puisqu’ils se compensaient l’un l’autre, mais n’empêche, jamais Anfrage n’aurait cru s’inquiéter autant pour que personne ne froisse le petit ego de Gaël.
Le gamin, désorienté, leva son plâtre à hauteur de son nez :

« C’est fini ? »

An’ lui sourit, reprenant le feutre à Gaël :

« Nan viens ici, c’est moi qui dessine la suite. »

Une série de pentagrammes utilisés dans une révocation de démon particulièrement retorse plus tard, Anfrage se releva, salua vaguement la vieille, le gamin et même la photo (déformation professionnelle), et il attrapa la main de Gaël dans la sienne, l’emmenant rapidement au-dehors de la maison. Arrivé là, l’exorciste s’arrêta, allumant rapidement une cigarette.

« Putain, je déteste quand ils nous retiennent. »

Peut-être, mais ça explique pas ses tremblements très visibles, qu’il s’applique à ignorer complètement.

Fort heureusement, Anfrage vint à son secours. Gaël était resté pétrifié par je ne sais quel dérèglement dans son petit cerveau détraqué quand il s'était retrouvé face à son bonhomme sommaire. Il sentit vaguement l'exorciste lui prendre le feutre des mains.
Quand son collègue éloigna l'enfant de lui et termina son œuvre comme s'il s'agissait d'une collaboration prémédité, Gaël retrouva un semblant de souffle, mais il était tout rouge.
Malgré ça, il sentait bien qu'Anfrage n'avait envie que d'une chose : se barrer de là en vitesse. Aussi quand il le vit se lever, il sentit venir l'histoire. Il se tourna vers la grand-mère et sa voix douce reprit le dessus.

« Vous ne devriez plus avoir d'ennui à présent. Merci pour votre accueil... »

Il n'eut pas le temps d'en rajouter plus qu'il sentit les doigts d'An s'accrocher aux siens et le tirer hors des lieux. Il eut juste le temps de jeter un regard par dessus son épaule pour voir le gamin qui leur faisait aurevoir d'un signe de la main en souriant.
Après quoi, ils étaient dehors. Il fut alors soulager de ne plus avoir à subir la pression d'être entouré par des humains. Non pas qu'Anfrage n'était pas humain, mais il s'était habitué à lui.

« Moi... Moi non plus » Lâcha-t-il en un souffle faible.

C'était dans des moments comme ça qu'il se rendait le plus compte à quel point il était devenu un mec bizarre, et que cette étrange timidité maladive était un handicap fort gênant.
Histoire de se redonner un peu d'allure, il rehaussa son manteau sur ses épaules et étira son cou de gauche à droite. Il prit alors la direction de la voiture, en marchant doucement à côté de l'exorciste.
A présent, ce dernier tremblait comme une feuille. Donc plus aucun doute, quelque chose ne tournait pas rond. Gaël tourna son buste vers son collègue et fronçant légèrement les sourcils.

« Ça n'a pas l'air d'aller An'... »

Sa voix était basse et peu convaincante. Aussi lorsque le grand blond fut pour de bon inquiet de l'état de santé de son camarade, et se força à parler d'un voix plus claire et audible. Il n'aimait pas trop qu'An fasse comme si de rien était. Peut-être comptait-il régler ça plus tard, une fois qu'ils se seraient quittés. Ou peut-être qu'il se croyait assez solide pour surmonter ce qui opérait en lui.

« Fais pas semblant... T'as... T'as franchement pas l'air bien... »

Anfrage avait à la fois chaud et froid, une sorte de puissante fièvre, qui occasionnait les tremblements visibles dont Gaël s’était rendu compte. Ses pommettes rougirent violemment très rapidement, et il s’appuya lourdement à la carrosserie de sa voiture, s’obligeant à respirer profondément. Il tourna son regard clair mais fiévreux vers Gaël :

« Je fais pas semblant. J’me sens pas très bien, mais ça va sûrement passer … »

Anfrage, ou l’art de ne douter de rien. Il attendit quelques secondes (déjà valide, il avait une patience très limitée, malade ça devenait une vraie horreur), et se redressa, s’approchant de Gaël dans l’idée de récolter du soutien humain et moral. Il se ravisa en cours de route, stoppant sa marche et passant une main dans sa crête qui revint exactement dans la même position qu’avant, peut-être un peu plus ébouriffée.

« Oh merde … »

Il posa ses mains sur ses hanches :

« Tu crois que tu peux conduire ma caisse et me ramener chez moi ? Ou chez un médecin ? »

Anfrage devenait raisonnable : la fin était proche.

Leurs pas soutenus les menèrent directement à la voiture délabrée de l'exorciste. Le long du chemin -qui fut court- Gaël ne cessa de jeter des petits regards discrets en coin à son collègue. Il savait bien qu'en faisant cette remarque vaguement accusative -et qu'il savait fausse- le crêtu lui donnerait une réponse autre qu'un truc du genre « mais non ça va ».
Il vit Anfrage se tourner vers lui. A la manière dont il le fit, Gaël se sentit bon pour une nouvelle attaque « câlin forcé ». Ce qui n'arriva pas : là il y avait vraiment un souci.
Quand il lui demanda s'il pouvait conduire sa voiture, le grand blond sentit une légère angoisse l'envahir. Il était apte à conduire mais fallait les mater, les sautes d'humeur de cet engin-là ! C'est bien pour ça d'ailleurs que la demande d'Anfrage ressemblait plus à un « prêt à dompter la bête ? ».
Quoi qu'il se passe à l'intérieur de la tête de Gaël, de toute façon, ça ne se voyait pas de l'extérieur. Il gardait toujours son inexpression chronique.
Toutefois, qu'importe le défi à surmonter, la santé de son cher collègue en valait bien la peine. Il opina simplement de la tête.

« Chez un médecin. » Ton neutre, suivi de près par un levage de paume droite devant lui insinuant 'passe les clés'.